Turquie – Sauveteur de la dernière chance, quand les secondes comptent

Nous vous invitons à lire le récit de la mission Turquie, à le partager et à le commenter sur les réseaux sociaux.  Ce récit est consultable en PDF, sous format livre interactif, ou sur notre site. 

Récit de Thierry VELU, président fondateur du GSCF

Course contre la montre

En tant que président du GSCF, ces journées, je les redoute. En effet, à toute heure, à tout moment, y compris les jours de fête, nous pouvons être propulsés sur une crise majeure, et nous sommes conscients que notre rapidité d’intervention sera cruciale pour sauver des vies.

Ainsi, je passerai le réveillon de Noël de 2003 en Iran suite à un séisme, puis, un an après, le réveillon du Nouvel An en Thaïlande, qui est frappée, comme de nombreux pays, par un tsunami ; et bien d’autres missions qui bousculent notre quotidien. Nos pompiers doivent être prêts à partir à tout moment, et ils sont prêts à tout quitter, laissant derrière eux leurs familles, souvent inquiètes. Gentil, Damien, Vincent, Michel, Philipe, Yacine, etc. : ils répondent présents. Merci à leurs épouses, binômes indissociables pour la réussite de la mission, que nous oublions parfois de citer.

Lundi 6 février, une journée qui devait être banale, mais qui sera très particulière : le lendemain, à la même heure, je serai avec une équipe en Turquie sur un séisme.

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, dit-on.

5 h 30 du matin : je suis informé d’un violent séisme qui touche la Turquie et la Syrie.

6 h 30 du matin : je prends la direction de mon centre de secours, où je dois prendre ma garde. Je m’entretiens avec Damien EVRARD, mon assistant. Même si le nombre de victimes, à l’heure de notre dialogue, ne dépasse pas 150 décès, je crains le pire.

En effet, ce n’est pas un séisme, mais deux, qui ont secoué la Turquie et la Syrie. Ils dépassent 7 sur l’échelle ouverte de Richter.

Trois facteurs, d’après moi, sont aggravants : la faible profondeur du tremblement de terre, l’heure du séisme, qui s’est produit à 4 h 17, heure locale (2 h 17 à Paris), mais aussi les conditions météo sur place (les températures sont basses et les victimes risquent une hypothermie si elles ne sont pas prises en charge rapidement). 

8 heures du matin : nous activons notre cellule de crise et faisons un recensement rapide des adhérents susceptibles de partir le jour même.

9 h 30 : le bilan des disparus continue de grimper, et 25 adhérents du GSCF sont disponibles pour partir immédiatement. 

La décision m’appartient, et un entretien est réalisé avec les membres de mon conseil d’administration. Le départ est confirmé ; reste le « quand » et le « comment ».

Pour ma part, une vie n’a pas de prix. Nous devons tout faire et tout mettre en œuvre pour sauver des vies, et le temps nous est compté. Je n’ose penser aux enfants, aux femmes et aux hommes coincés sous les décombres.

Si nous prenons un vol normal, nous partirons le lendemain. De plus, les aéroports à proximité de l’épicentre et des zones touchées et fermées sont réservés aux secours ou au fret humanitaire.

10 h : il est décidé d’affréter un avion dans la journée, qui partira du Touquet et qui atterrira à Gaziantep. L’heure du départ sera fixée à 21 heures. Cette décision nous fera gagner du temps.

Les pompiers sélectionnés pour le départ quittent leurs gardes. Ils sont situés dans les départements 62, 27, 44, etc. Ils devront poser des congés pour réaliser cette mission. En effet, chaque pompier qui intervient dans le cadre associatif de notre ONG prend sur son temps libre. C’est pour cela que notre organisation est vouée, dans les prochaines années, à se professionnaliser et à disposer H24 de personnel prêt à intervenir.

Arrivée en Turquie

À 4 h du matin, heure locale, nous voici arrivés en Turquie.

Quelques minutes après notre arrivée, nous sommes dirigés, avec les secours turcs, sur la ville de Islahiye. J’appréhende maintenant les ravages de l’impitoyable séisme.

Dans le bus en direction de Islahiye, notre regard impuissant observe les immeubles effondrés le long de la route et les monceaux de gravats. Je n’ose imaginer que des personnes, peut-être encore vivantes, sont ensevelies dessous. Les rescapés, comme bien souvent, sont réunis autour de feux de camp pour communiquer, se rassurer, se réchauffer.

C’est ce même spectacle que nous retrouvons après chaque séisme. À l’affolement et la panique succède un grand calme. Les gens ne réalisent pas encore vraiment. Certains, incapables de rester inactifs, fouillent désespérément les décombres pour retrouver des proches ; d’autres se réfugient autour des feux pour chercher un peu de réconfort.

Il faut avoir conscience que ces gens ont absolument tout perdu et se sentent eux-mêmes perdus, qu’il n’y a plus de ville dans la ville, plus d’eau, plus d’électricité, plus d’hôpitaux ni de services d’ordre.

C’est le dénuement le plus total, tant sur le plan matériel que psychologique. Même les images d’un film apocalyptique ne peuvent retransmettre le désespoir profond et l’anéantissement qui frappent la réalité d’une population. C’est terrible et terrifiant.

Ma dernière intervention en Turquie remontait à août et novembre 1999, quand le pays avait également été secoué par deux terribles séismes. Bien qu’effondrés, les Turcs se montraient très durs avec eux-mêmes, gardant leurs larmes, leurs cris ; comme pour ne pas « gêner ». La Turquie est peuplée de personnes très accueillantes, respectueuses et courageuses. J’aime ce pays. 

Dès que nous pouvons communiquer avec une victime ensevelie, nous sentons monter notre adrénaline. Commencent alors les opérations pour la dégager. Nous savons que nous devons agir rapidement, mais sans précipitation. Elle peut avoir un membre coincé, tout peut s’effondrer… Il faut se « hâter lentement », comme disent les montagnards.

Nous devons aussi tenir compte de l’état de choc dans lequel se trouvent les victimes.

Certaines n’ont aucune idée de ce qu’il s’est passé, croient que c’est la guerre, qu’elles ont été la cible d’un bombardement. Elles se sont créé un monde physique et mental, et peuvent se sentir en sécurité dans ce nouveau milieu, au point de refuser, parfois, de sortir de leur prison quand elles revoient le jour. Elles se sont habituées à leur minuscule abri dans lequel elles sont retenues depuis plusieurs heures ou jours, et craignent que tout recommence. Certains sauveteurs habitués à effectuer des secours après un tremblement de terre ont même la certitude que des personnes ensevelies ignorent volontairement leurs appels, au risque de leur vie, et ne signalent pas leur présence aux secouristes qui sont juste au-dessus d’eux !

Le séisme survenu en Turquie ressemble au premier séisme sur lequel je suis intervenu, en 1988, en Arménie.

Deux séismes, chose rare, se sont produits en Turquie.

Suivant sa construction, tout le rez-de-chaussée d’un immeuble peut avoir été détruit tandis que les étages supérieurs tiennent encore debout, ce qui permet de disposer d’importants espaces de vie.

La plupart des immeubles non renforcés s’écroulent d’une façon plus ou moins prévisible, souvent par le haut, mais sans atteindre, en général, les étages inférieurs. Cet effondrement est ce que l’on appelle le « mille-feuilles », c’est-à-dire un écroulement des plaques (feuilles) de béton les unes sur les autres, ce qui donne un empilement de dalles. Il se crée souvent ce que l’on appelle des espaces vides, ou zones de vie, repérables rapidement, que les sauveteurs doivent découvrir et fouiller.

Sur ce séisme comme sur celui en Arménie en 1988, beaucoup de constructions étaient bâties en béton friable, et, lorsqu’elles se sont écroulées, elles ont laissé des tonnes de gravats et très peu de zones de survie.

Lorsqu’un plancher ou un toit, ou de larges pans sont soutenus d’un côté et s’affaissent d’un autre, ils forment un effondrement à plan incliné. Les planchers d’une maison ou d’un immeuble ne sont pas conçus pour soutenir des tonnes de décombres et, par conséquent, quand le poids de lourdes charges (meubles, gravats et débris) est concentré au centre d’un plancher, un effondrement en V peut se produire.

Quand les murs de soutien externes sont affaiblis, détruits ou aspirés vers l’extérieur, le gros des décombres tombe sur le sol ou dans la rue. Les planchers, le toit et quelques-uns des murs internes, privés de soutien, s’effondrent en tas, séparés uniquement par les meubles et ce qu’il reste des murs. C’est ce que l’on appelle un effondrement plat. Les meubles qui soutiennent les planchers effondrés peuvent former des espaces vides, où l’on peut ramper dans une relative sécurité, à condition de ne pas ébranler ces supports.

Lorsqu’il ne reste que des gravats, comme sur le secteur dans lequel nous étions, on ne sait pas par où commencer. Toutes les structures sont totalement bouleversées : les escaliers, les pièces, les cages d’ascenseur, les cuisines…

L’espoir, notre raison d’être

Arrivées sur la ville, nous constatons rapidement que nous sommes les premiers secours avec les Turcs. À peine le temps de décharger notre matériel et de le mettre en sécurité que nous voici à pied d’œuvre pour rechercher les survivants, déblayer, fouiller, secourir…

Les premières heures de recherche sont infructueuses, les personnes que nous trouvons étant malheureusement décédées.

Des femmes et des enfants nous interpellent pour effectuer des recherches dans leurs anciens logements : ils ont perdu un frère, un parent ou un enfant.

Soudain, notre appareil détecte un bruit, et le silence est demandé. C’est confirmé… sous les décombres, une personne est vivante. 

L’un de nos sauveteurs se glisse sous les décombres. Deux victimes sont présentes : un homme et une femme. Malheureusement, pour la femme, il est trop tard. L’homme, d’une quarantaine d’années, est coincé entre un mur et un fauteuil. Cinq étages sont au-dessus de nous et, à tout moment, à la moindre secousse ou erreur de notre part, tout peut s’effondrer, tuant la personne toujours coincée et nos sauveteurs.

Après trois heures d’effort, nous réussirons à dégager la victime. Elle a une quarantaine d’années, un bras et une jambe cassés, mais elle vivra.

Le lendemain, dans la nuit, notre appareil d’écoute permettra de localiser à un mètre près un monsieur de 75 ans. On dégagera cette personne avec les secours de Turquie et l’association AKUT.

La troisième personne, une femme, sera également dégagée avec les secours du pays. Elle a 30 ans. Ces trois personnes vivront.

Nos regrets

Il y a les vivants, dont nous parlons, et ceux, malheureusement, que nous avons retrouvés décédés ; ce qui plombe notre moral ; ce qui nous fait réfléchir à la vie.

Sur place, une maman nous supplie de réaliser une écoute sur son immeuble. Elle attend depuis deux jours le moindre signe de son fils âgé de 3 ans.

Nous passerons des heures à écouter le moindre signe de vie. Nous n’osons croiser son regard. Puis nous devons nous résoudre à l’horreur. Elle nous observe. Le rangement des plots qui nous permettent de capter les sons et les vibrations est fatal. Elle a compris. C’est fini, elle ne reverra plus son enfant en vie. Le départ du site reste compliqué. Notre départ est souvent synonyme de la fin de l’espoir de retrouver une personne vivante.

Le sentiment d’impuissance qui nous submerge face à certaines situations est parfois très difficile à gérer.

Il y a aussi ces beaux moments de vie, comme lorsque je découvre le livre du Petit Prince, si populaire, ouvert, sur les décombres. Cet ouvrage me trouble quelques minutes. Un frisson m’envahit en pensant à l’enfant qui l’a lu : est-il toujours en vie ?

Fin de mission

Avant notre départ, le bilan des victimes s’était encore alourdi. L’espoir de retrouver des vivants est faible. Le départ et le retour en France sont toujours compliqués pour nos pompiers. Il y a aussi ce qui ne se raconte pas. Pas que nous ne le souhaitons pas, mais nous n’y arrivons pas. Il est quasiment impossible, parfois, de raconter l’insoutenable, l’horreur. L’équipe est invitée à consulter à tout moment la psychologue, le suivi et l’appel étant tenus secrets.

Nous revivrons de nouvelles catastrophes, mais il était important pour moi de vous faire toucher du doigt ces moments que nous vivons.

Je souhaite remercier nos sauveteurs, mais également les personnes qui travaillent dans l’ombre lors de nos missions : Charlène, Émilie, Lory

L’auteur : Au commencement du GSCF, il y a la détermination, la passion d’un métier entièrement tourné vers les autres, et une certaine révolte face à l’inéluctable.

Thierry VELU a créé le GSCF en 1999.

Il a participé à plus de 50 interventions de secours à l’étranger, dont 16 interventions sur un séisme.

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